La nourriture, les projets d’habitation, les poussées extrêmes, les techniques de survie : on est allés voir Seul sur Mars avec deux astronautes afin d’en savoir plus sur la planète rouge.
Est-ce que Seul sur Mars est réaliste ? Pour répondre à cette question, nous avons convoqué deux des plus célèbres astronautes français, Patrick Baudry et Jean-François Clervoy. Tous deux ont à leur actif plusieurs missions spatiales avec les Russes comme les Américains. En leur compagnie, nous nous sommes livrés à un décryptage en règle du dernier film de Ridley Scott. L’occasion aussi de faire le point sur un futur vol habité vers Mars dans les prochaines décennies.
K | Est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots ?
Patrick Baudry, cosmonaute, astronaute, pilote de chasse, pilote d’essai d’avions et d’hélicoptères. J’ai participé à la mission STS 51 G à bord de la navette Discovery pour le compte de la Nasa. J’ai également travaillé avec les Russes sur le programme Soyouz.
Jean-François Clervoy, astronaute et membre de l’Agence Spatiale Européenne. J’ai participé aux missions STS 66 et STS 84 à bord de la navette Atlantis et STS 103 à bord de Discovery.
Au tout début du film, on voit Mark Watney, joué par Matt Damon, se soigner seul, extraire un bout de métal de son ventre et se servir d’une agrafeuse pour se faire des points de suture. Les astronautes ont un entraînement similaire à celui des commandos ?
Patrick Baudry | En mission, on peut se servir de tout ce qu’on a sous la main pour faire face à une situation périlleuse. Tout dépend de la personne et de sa capacité à s’adapter à une situation. On est toujours fortement dépendants de l’environnement dans lequel on se trouve. Un astronaute qui ira sur Mars devra être capable de réaliser ce que fait un commando. Il n’y a pas grand-chose qui nous différencie sur ce point d’un soldat d’élite. Simplement, un commando sera amené à utiliser ce genre de techniques de façon beaucoup plus récurrente qu’un astronaute.
“Dans l’histoire, des navigateurs se sont recousus la langue ou le bras”
Jean-François Clervoy | Ça fait surtout explorateur des milieux extrêmes à mon sens. Il y a par exemple dans l’histoire du Vendée Globe Challenge, des cas de navigateurs qui se sont recousus seuls la langue ou le bras. Quand vous partez en aventurier dans un milieu ou vous savez que personne ne sera là pour venir vous soigner, vous devez vous entrainer à vous prendre en charge médicalement.
Ce type de survie n’est pas propre aux astronautes, c’est propre aux milieux extrêmes en général. Ceux qui ont exploré les pôles ont dû vivre des choses similaires.
Il y a donc pour les astronautes un entraînement spécifique de survie ?
Patrick Baudry | Bien sûr. Avec les Russes on se préparait à survivre en milieu hostile. On utilisait un vaisseau spatial qui s’appelle Soyouz, avec une capsule qui revient au bout d’un parachute. En cas de problème, il est possible de tomber n’importe où sur Terre dans des conditions extrêmes : altitude, mer, froid, désert, etc. Donc on a un entrainement spécifique très poussé pour pouvoir survivre.
Jean-François Clervoy | En effet, les modes de survie auxquels nous nous entraînons sont les cas de retours d’urgence sur Terre sans avoir le temps de se soucier de l’endroit où on va tomber. Il faut être capable se débrouiller au moins 24 heures là où on est. Que ce soit en plein milieu de l’océan ou au cœur de la jungle. Ce sont des préparations similaires à celles que suivent les pilotes d’avion de chasse.

Pour autant, si on tombe en forêt tropicale, par exemple, nous ne sommes pas formés comme les commandos de la Légion Étrangère, à savoir reconnaître les plantes comestibles ou toxiques. Les choses ne vont pas jusque-là. C’est de la survie élémentaire avec un paquetage qui est sur notre siège éjectable. Il y a très peu de médical dedans. Mais pour revenir à Mark Watney, nous sommes formés à nous soigner nous-mêmes, à pratiquer de la médecine et même de la chirurgie, des trachéotomies par exemple, des endoscopies, soigner des plombages de dents, etc.
“Nous sommes formés à être des médecins de fortune”
Nous sommes formés à être des médecins de fortune dans un petit groupe qui part en expédition dans des milieux extrêmes. Il faut savoir parer à des blessures ou des maladies quand il n’y a personne pour venir nous soigner de l’extérieur. Dans n’importe quel équipage spatial vous avez au moins deux astronautes pour faire office de médecins urgentistes. À bord, on dispose de tout le matériel, des trousses médicales complètes, avec toutes sortes de médicaments.
Dans le film, la nourriture est le problème numéro 1 de Mark Watney. Faire pousser des plantes sur un sol martien, c’est jouable ?
Jean-François Clervoy | Aujourd’hui il n’y a rien qui nous laisse penser qu’on ne peut pas faire pousser des plantes sur Mars. Rien ne s’oppose en théorie à une agriculture martienne. Tous les scénarios d’une mission vers Mars élaborés par les agences spatiales incorporent l’idée que les astronautes devront “cultiver leur jardin”.
“Rien ne s’oppose, en théorie, à une agriculture martienne”
Il faudra sans doute ramener un peu d’engrais et des produits chimiques qui aideront à la pousse, mais on n’a pas trouvé sur Mars de freins à un développement de l’agriculture.
Alors qu’il est pris dans une tempête, Mark Watney répare avec du scotch son scaphandre qui vient de se fissurer. C’est quelque chose qui est expérimenté dans le cadre des entraînements ? Une sorte de système D de l’espace…
Jean-François Clervoy | Les scaphandres sont conçus pour être très résistants aux risques de perçage ou de coupure et si jamais il y a un trou de quelques millimètres de diamètre, on a suffisamment d’oxygène pour compenser la fuite pendant 10 ou 15 minutes. Le temps de revenir dans le sas ou dans un abri. Ce qu’on voit dans le film n’est pas très réaliste car si vous avez de la pression dans le scaphandre et que dehors c’est le vide, l’air va pousser depuis l’intérieur et décoller le scotch.
Ou alors il faudrait des scotchs extrêmement puissants en terme d’adhésifs ou un matériau qui puisse fondre et se souder au scaphandre quand on l’applique. C’est de l’intérieur qu’on sait faire face à des trous. Dans une station spatiale, si jamais il y a un trou, on a à bord des matériaux qui nous permettent de colmater rapidement et facilement. Par galvanisation ou réaction chimique d’un produit, on forme un bouchon qui bouche le trou.
L’Hermès [le vaisseau qui vole au secours de Matt Damon] possède certaines salles ou la gravité terrestre a été reproduite. Est-ce que c’est une technologie sur laquelle les bureaux d’étude des agences spatiales travaillent ?
Jean-François Clervoy | À l’heure actuelle, on peut maintenir un astronaute en bonne santé sans gravité pendant un an. Ce sont pour des missions qui dureront plus longtemps qu’on envisage d’installer à bord une reproduction de la gravité terrestre. Et on sait ce qu’il faut faire pour ça : il faut une roue géante qui tourne à une certaine vitesse.
C’était déjà présent en 1968 dans 2001 : l’Odyssée de l’espace. Ce concept est bien connu et très bien maitrisé par les ingénieurs d’aujourd’hui. Il faudrait des fusées d’un diamètre énorme pour lancer des vaisseaux équipés d’une roue gravitationnelle. Ce sont des vaisseaux qui seront assemblés en orbite.

En quoi la combinaison spatiale de Mark Watney, spécifique à Mars, est différente d’une combinaison pour la Lune ?
Jean-François Clervoy | Les différences sont sans doute liées à la poussière. Sur ce point, Mars et la Lune sont très différentes. Sur la Lune, la poussière se compose de cristaux coupants microscopiques qui abiment très vite les joints des scaphandres. Sur Mars, c’est un peu plus soft. Après, le principe général est le même. Il faut que le scaphandre protège de la basse pression. Sur Mars, il n’y a que 10 milibares. C’est beaucoup trop peu pour un être humain. Il faut une régulation thermique et de quoi respirer correctement.
On verra peut-être en 2050 de nouvelles technologies de scaphandres qui, au lieu de protéger l’homme au niveau de la pression par une enveloppe gazeuse comme c’est le cas aujourd’hui, ressembleront plutôt à un justaucorps. C’est-à-dire une combinaison qui épousera la peau sur tout le corps, sauf la tête qui doit rester dans une bulle. Parce qu’on ne peut pas mettre un tissu qui presse sur les yeux, le nez ou la bouche, il faudra maintenir une enveloppe de gaz pour la tête. Pour le reste, on envisage des technologies qui font déjà l’objet de recherches en Europe ou aux États-Unis.
Des tissus qui se contractent sous l’effet de courants électriques et qui maintiendront une contre-pression sur la peau avec le même effet que si c’était du gaz. C’est une technologie de contre-pression mécanique par du tissu tendu, un peu comme les combinaisons à pression partielle des premiers vols de la navette spatiale. C’étaient des combinaisons munies de vessies tout le long du corps qui, en se gonflant, tendaient le tissu et faisaient contre-pression. On peut imaginer ce concept de combinaison mais avec des matériaux beaucoup plus innovants.
Dans le film, la combinaison de Mark Watney ne donne pas l’impression d’être un justaucorps. Elle ne donne pas non plus l’impression d’être gonflée avec un effet bibendum comme celles pour la Lune. Donc ce côté-là n’a pas l’air tout à fait réaliste.
Après il faut bien sûr une combinaison pour aller sur Mars, un minimum high-tech, pour se protéger de l’environnement martien. La combinaison de Mark Watney est étanche. Elle est équipée d’une technologie pour la communication, pour la respiration, avec des outils et surtout elle permet une réelle mobilité à celui qui la porte. C’est clairement l’enjeu des combinaisons spatiales du futur.

Quand vous êtes dans une combinaison de type lunaire, le scaphandre est gonflé un peu comme un ballon de football. Il est difficile à déformer, et il consomme de l’énergie musculaire pour chaque mouvement, juste pour fermer les doigts par exemple. Vous ressemblez à un bibendum. Et vous ne vous déplacez pas facilement. Dans le film, la combinaison de Mark Watney lui permet une mobilité quasi-totale pour manipuler des outils, se courber ou même se gratter dans le dos. C’est clairement la “next generation” des combinaisons spatiales. Pour Mars, il nous faudra ça.
Où en est-on au niveau des véhicules motorisés qui accompagneront des hommes sur Mars ? Le Rover dans le film semble être technologiquement à notre portée en 2015.
Jean-François Clervoy | Déjà en 2009, le programme Constellation de la Nasa envisageait des Rovers pressurisés qui utiliseraient les combinaisons et scaphandres des astronautes comme sas d’entrée ou de sortie. Les scaphandres et combinaisons sont collés à l’habitat interne du rover.

Quand vous voulez rentrer dans le scaphandre, vous ouvrez la porte du Rover, les deux sont collés l’un à l’autre. Simple et efficace. Ça fait un sas. Ces concepts de Rovers sont étudiés par les équipes d’ingénieurs qui cherchent des moyens de se déplacer sur des sols autres que la Terre. Et ce sont des technologies que l’on maîtrise.
Est ce qu’il y a des choses qu’on ignore encore de Mars qui pourraient, très désagréablement, surprendre les premiers astronautes qui y poseront le pied ?
Patrick Baudry | On connaît suffisamment de choses sur Mars pour aller s’y poser. Maintenant, on pourrait passer encore trois siècles à l’étudier pour en avoir un savoir approfondi. Mais notre niveau de connaissances est suffisant pour envoyer des hommes là-bas, pour y résider et y travailler. À partir du moment où il y aura des astronautes in situ, on va en savoir beaucoup plus sur la planète rouge. C’est une planète dont on a une bonne représentation mais on est très loin de la connaître parfaitement.
“Notre niveau de connaissances est suffisant pour envoyer des hommes sur Mars, pour y résider et y travailler”
L’étonnante facilité avec laquelle les astronautes se glissent dans leur combinaison à la fin du film laisse perplexe. Normalement, il faut presque une demi-journée de préparation avant une sortie. Dans le futur, vous pensez que ce sera possible ?
Jean-François Clervoy | Si on parle de combinaisons comme celles qui sont en cours de développement, pourquoi pas. Dans une combinaison russe on peut rentrer tout seul en fermant soi-même le scaphandre. C’est le scaphandre américain qui est plus dur à mettre car très près du corps et il faut un peu se tortiller pour l’enfiler, avec pas mal de parties rigides. On cherche précisément à développer des combinaisons avec plus de mobilité et d’aisance dans les mouvements.
Faire exploser une bombe dans un vaisseau spatial pour en réduire la vitesse est un pari très risqué. En tant qu’astronaute, si vous vous trouviez dans une situation identique est-ce que vous le feriez ?
Jean-François Clervoy | La propulsion de tous nos satellites ou navettes à ce jour, ce sont des explosifs ! Nous n’avons pas encore des moyens quantiques ou relativistes de déplacement. Les 46 propulseurs de la navette spatiale, ce sont deux explosifs différents qui interagissent entre eux constamment. Dans la même situation, je chercherais à trouver les bons réactants en les mettant dans un récipient qui permette de diriger sans trop de danger l’explosion.

Mark Watney s’échappe de Mars dans la capsule de Pathfinder à une vitesse très importante. Est-ce qu’un homme, même s’il se trouve dans une combinaison spatiale, peut survivre à 12 g ? Ça semble énorme comme poussée.
Jean-François Clervoy | C’est tout à fait possible. L’éjection du Soyouz se fait à 18 ou 20 g ! Un siège éjectable d’avion de chasse a un pic à 18 g. Il n’y a aucun problème pour ça. J’ai moi-même fait 10 g en continu dans une centrifugeuse assis sur un siège. On ne s’évanouit pas nécessairement. Il faut bien contracter ses muscles, gonfler les poumons auparavant, et s’être entrainé un peu à l’apnée. Au sommet d’une capsule de module spatial, on est dans une position couchée et avec une poussée du dos vers le ventre dans l’axe « X », donc 12 g c’est jouable sans problème.
Le film se termine par la récupération difficile de Mark Watney dans l’espace par le commandant de l’Hermès. C’est une manoeuvre qui est réalisable selon vous ?
Jean-François Clervoy | Cette manœuvre est particulièrement acrobatique. Les lois de la physique n’interdisent pas qu’elle réussisse mais les chances pour y parvenir sont incroyablement faibles. Des astronautes auraient opté pour un protocole moins risqué. Watney se libère tout seul de son vaisseau et un autre astronaute avec un scooter va essayer de se rapprocher de lui pour le rattraper, un peu comme dans Gravity.
Si on fait un trou dans la combinaison spatiale, le gaz s’échappe et ça crée une force de propulsion. Mais cette force de propulsion très faible, il faut qu’elle s’additionne dans le temps toujours dans la même direction pour que vous finissiez par avoir une vitesse importante. Par ce moyen, vous avancerez très lentement. Après, la manœuvre que l’on voit dans le film est possible dans l’absolu mais franchement tirée par les cheveux.
Est ce qu’il y a réellement un module Pathfinder sur Mars ?
Jean-François Clervoy | Oui. Le Rover que Mark Watney va rejoindre pour trouver de l’électronique de communication existe vraiment. C’était la mission Pathfinder dont le robot s’appelait Soljourner. À l’époque, les clips montrant le robot sur Mars avaient battu tous les records d’audience sur Internet. C’était à la fin des années 90.
Un dernier mot sur la conquête prochaine de Mars…
Patrick Baudry | Si on décide d’aller sur Mars aujourd’hui, on peut y poser le pied dans trois ans. Nous ne sommes plus dans les années 60 ou 80. Nous avons aujourd’hui des moyens de lancement extrêmement sophistiqués et puissants. Il n’y a aucun problème insurmontable pour une mission vers Mars. Ni les problèmes psychologiques supposés du voyage, ni les problèmes techniques, ni les problèmes physiologiques. Aujourd’hui, c’est uniquement un problème de décision. Une mission vers Mars sera nécessairement internationale. Ce ne sera pas une initiative isolée des États-Unis ou de la Russie.
“Si on décide d’aller sur Mars aujourd’hui on peut y poser le pied dans trois ans”
Elle impliquera plusieurs pays et plusieurs partenaires avec un maître d’œuvre unique. Nos capacités sont en tout cas suffisantes pour envoyer demain un homme sur Mars. Ce qui est certain, c’est que les humains gagneront en humilité. Le fait de pouvoir voir votre propre planète de l’extérieur modifie complètement votre vision du monde et la raison de votre existence. Vous réalisez que la Terre est d’une beauté magique et d’une fragilité absolue.
Faire un voyage aussi long et aussi périlleux pour rejoindre la planète la plus proche de nous rend nécessairement humble. Quand vous regardez notre petite planète perdue dans un espace d’un noir absolu, vous vous rendez compte de notre non importance totale au niveau de l’univers. Nous sommes à peine un grain de poussière. Et si vous ne croyiez pas en Dieu avant d’y aller, vous y croyez encore moins en revenant.